mardi 13 janvier 2015

Les Mille et Une Nuits


"Lorsque ce fut la cent soixante-dix-huitième nuit, elle dit :
On raconte encore Sire, ô roi bienheureux, que Dahnash dit :
- Je reviens à l'instant des îles intérieures de l'empire de Chine. C'est là le royaume d'al-Ghayûr, maître des îles, des mers alentour et des sept palais aux mille tours. J'ai vu la fille de ce monarque et j'affirme que Dieu n'a pas créé d'être plus beau qu'elle de notre temps. D'ailleurs, je ne sais comment te la décrire et serais tout à fait incapable de le faire comme il convient. Mais je puis évoquer quelques-uns de ses traits qui ne te donneront d'elle qu'une idée d'ailleurs très éloignée de la réalité. Ses cheveux ont la couleur de ces nuits sombres où l'on prend la route et se quitte ; son visage a l'éclat des jours où l'on se retrouve et s'unit. Le poète a trouvé les mots qu'il fallait pour la décrire :

Elle a déployé trois tresses de ses cheveux
ajoutant à la nuit trois nuits des plus profondes.
La lune dans la nuit reflète son visage
et deux astres alors l'un dans l'autre se mirent.

Son nez est aussi fin que le tranchant d'un sabre poli. Ses pommettes imitent la flamme d'un vin pur, ses joues sont des anémones, ses lèvres de corail soulignent la cornaline de ses dents. Sa salive, plus désirable qu'un vieux nectar, éteint l'incendie qui dévore l'amant. Son langage est animé par la raison et sa réplique fulgurante. Sa poitrine jette dans le trouble. Gloire à celui qui la créa et la modela. Ses bras ronds et potelés ont été décrits par le poète égaré d'amour :

Si des bracelets n'avaient enserré ses bras,
le sang aurait coulé de ses manches comme l'eau d'un ruisseau.

Ses seins sont des écrins d'un ivoire dont la lune et le soleil tirent leur éclat. Son ventre est moelleux comme un lin d’Égypte, élégant, souple et plissé comme un parchemin enroulé. Sa taille fine semble être une ombre qui danse au-dessus des hanches, et ses hanches, arrondies comme des dunes de sable, l'alourdissent lorsqu'elle se lève et l'entraînent lorsqu'elle se couche."

Les Mille et Une Nuits volume II, édition de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Folio classique, Gallimard


Depuis mes dernières images de cet été, du livre Ali Baba, j'ai travaillé sur d'autres projets tout aussi passionnants, magiques et étonnants. J'ai du mal à ne pas vous en parler tout de suite, tellement j'ai pris GRAND plaisir à travailler dessus ! Mais comme les sorties ne sont prévues qu'en avril pour l'un et encore plus tard pour l'autre, je garde pour moi et vous en reparle plus tard...

Avant d'enchainer sur les prochains livres à venir, je voulais revenir encore une fois sur les magnifiques textes des Mille et Une Nuits, avec ce dessin que j'ai fait (cette nuit justement).
Déjà parce qu'à force de fouiller dans les archives de France Culture, j'ai trouvé une autre émission sur ces textes (oui encore!).
Elle m'a appris des nouvelles choses sur l'histoire incroyable des manuscrits des Nuits, les histoires autour de ces textes sont sans fin...
Vous pouvez l'écouter ici : http://www.franceculture.fr/emission-cultures-d-islam-genese-des-mille-et-une-nuits-2012-04-20
Plus pour longtemps hélas, car elle date de 2012. C'est dans l'émission Cultures D'Islam d'Abdelwahab Meddeb (dont je vais reparler longuement), et l'invité pour en parler est Aboubakr Chraibi (dont j'ai déjà parlé)
J'y ai appris notamment que le plus ancien manuscrit des Mille et Une Nuits à ce jour a été retrouvé. Il ne s'agit que d'un fragment du conte cadre ( Shéhérazade), et c'est le plus ancien texte littéraire trouvé à ce jour sur du papier. Je trouve ça symbolique que ce soit précisément cette histoire qui réunit à la fois tous les mondes d'Orient et d'Occident (puisque ce dernier s'est réapproprié le texte, d'abord avec Galland, puis par un grand nombre d'auteurs, musiciens, réalisateurs...) 
Par contre je conseille cette émission à ceux qui auraient déjà lu Les Nuits. Elle est plus précise et pointue que les 5 émissions que j'avais conseillées dans le dernier billet, et qui étaient idéales pour plonger dedans.

Lorsqu'on m'a proposé il y a maintenant un an de travailler sur un texte des Nuits, j'ai été immédiatement emballée. J'adore l'orient, sa magie, son art... Pour un illustrateur, c'est que du bonheur. Surtout que mon style d'illustration doit beaucoup aux motifs et couleurs des miniatures persanes, et de voyages que j'ai pu faire au Maghreb qui m'ont beaucoup marquée.

Quand il a fallu commencer à dessiner les personnages, leurs allures, leurs habits, j'avais deux choix :

- Soit je m'inspirais des centaines d'illustrations existantes sur les textes des Nuits. Il y en a beaucoup, des images sublimes, à travers plusieurs siècles. Celles de Léon Carré, et d'Edmond Dulac sont magnifiques, et il y en a beaucoup d'autres que je ne citerai pas.
( pour ceux que ça intéresse et qui comme moi, ont loupé l'exposition à l'Institut du Monde Arabe à Paris qui présentait justement les œuvres issues des Milles et une nuits, le catalogue d'expo est très beau et passionnant )
- Soit je recherchais vraiment où et quand se passaient les nuits, et je me documentais moi-même sur les costumes et architectures de l'époque.

J'ai choisi la deuxième option de peur de dessiner encore des personnages en turban sans trop savoir de quoi je parlais...
Mais j'ai vite réalisé que c'était plus compliqué que prévu. Les Mille et une Nuits sont multiples, d’origines lointaines et variées, elles ne sont ni fixées dans le temps ni dans l'espace. Tout simplement parce les mondes Arabe et Perse étaient au cœur des routes commerciales, et donc des cultures. L'invention du papier venait de Chine, avec ses histoires, des vieux contes bestiaires indiens étaient transmis jusqu'en Perse... Les arabes avaient aussi déjà une grande tradition de contes magiques. Bref, j'étais assez libre dans ma représentation. Je pouvais autant m'inspirer de miniatures Persanes, de l'art Indien, de l'architecture Arabe...

En voulant m'y retrouver un peu sur l'époque, et sur l'état des différents empires vers le 13ème siècle autour de la méditerranée je me suis rendue compte que j'étais face à un immense vide dans mes connaissances. J'avais vaguement quelques éléments, je vois l'esthétique de l'empire Ottoman, je connais un peu l’expansion de la religion musulmane, je sais qu'il y a eu la fantastique culture Perse. Mais j'étais incapable de relier chronologiquement ces quelques éléments. Franchement honteuse de réaliser à quel point tout se mélange, j'étais incapable d'avoir une vision cohérente de nos voisins méditerranéens. 
J'apprends que les Mille et Une Nuits ont pris la forme qu'on leur connait sous le règne d'Hârûn Al-Rachîd, pendant la dynastique des Abbassides, considéré comme l'âge d'Or du monde arabe. Cette période a l'air très importante et je suis de nouveau incapable d'en dire quoi que ce soit.

J'ai entendu parler énormément de Socrate et Descartes, mais Avicenne, jamais.
Pour ceux qui sentent que ça s'embrouille un peu, rien de mieux qu'un rattrapage d'Histoire-Géo, et pour ça l'émission "Le dessous des Cartes" écrit et présenté par Jean-Christophe Victor sur Arte est d'une grande aide !
-L'Islam Métis qui énumère les principaux héritages de l'Orient en Occident.
( la qualité est mauvaise, mais tous les épisodes sont dispo sur arte-vod pour pas cher)
(Il y en a d'autres tout aussi intéressantes... Je n'arrive pas à remettre la main sur celle qui présentait le monde Perse.)
Une fois qu'on a rattrapé le minimum de base qu'on aurait dû avoir plus tôt, on peut mieux apprécier les descriptions réalistes des villes présentes dans les Nuits ( Damas, Bagdad...) et même les visions plus imagées de ses terres ( dans les textes qui s'apparentent plus à la tradition des contes, et donc " dans un pays lointain, dans une époque lointaine ") souvent au confins des terres avec des références à la Chine et à l'Inde, à des régions montagneuses qui peuvent faire référence à l'actuel Pakistan, Iran, etc.
Je me suis donc passionnée pour des villes, qui ont été à un moment de l'histoire les capitales intellectuelles de tout le monde méditerranéen. La prise de conscience sur l'état actuel de ces mêmes villes est d'autant plus déprimante. C'est plus facile de se rappeler de la grandeur d'une civilisation quand tout son patrimoine est resté intact. C'est plus compliqué de garder en mémoire la richesse d'antiques villes comme Bagdad, quand elles ne sont plus que ruines et poussière.
J'en reviens à l'émission d'Abdelwahab Meddeb, dont j'ai parlé plus haut, Cultures d'Islam.
Cette émission est un bijou dans le paysage radiophonique, je la recommande sans modération.
Abdelwahab Meddeb nous a quitté en novembre dernier, c'était pourtant une voix importante en France pour nous transmettre les richesses des cultures du monde musulman.
Ces émissions sont encore en ligne. Il y a donc celle sur la Genèse des Mille et une nuits que  j'ai recommandée plus haut. 
En voici quelques autres dans les thèmes qui m'ont touchée dans mes petites recherches autour de la culture qui a fait naitre Les Nuits :
La haine de la culture dans les mouvements islamistes radicaux, qui veulent faire oublier que l'Islam est culture ( importante réflexion dans le contexte actuel)
La présence des Musulmans en Europe du 16ème au 18ème ( plein de belles histoires qui nous amènent loin des préjugés sur la présence actuelle de musulmans en France) 
Le persan et la poétique pour le plaisir.

Suite aux atroces attentats contre Charlie Hebdo et la communauté juive, ceux au Nigeria et les autres très nombreux, la réflexion de Salah Stétié, grand poète Libanais que j'aime beaucoup, toujours sur France Culture cette fois dans Les racines du ciel de dimanche dernier :
http://www.franceculture.fr/emission-les-racines-du-ciel-un-poete-dans-un-siecle-tourmente-avec-salah-stetie-2015-01-11
Il souligne à quel point de tels agissements ne peuvent être fait que par des personnes vides de toute culture.

J'ai été très bavarde, mais je tenais à partager mes petites découvertes sur les mondes arabes et les plaisirs qu'elles m'ont apportés.
C'était mes errances Internet de l'été dernier...
Depuis, j'ai travaillé plusieurs mois sur un autre projet. Il s'agit d'un grand album à paraître aux éditions Sarbacane.
On change complètement d'ambiance, car l'histoire se situe dans un pays fictif, mais qui a tout d'un pays d'Amérique du sud.
Donc je reviens à une passion de plus longue date : le réalisme magique chez les auteurs sud-américains. C'est un hommage à la fois pour cette littérature, mais aussi pour les littératures européennes inspirées par le fantasme du ""Nouveau Monde"" (avec plein de guillemets). J'en dis pas plus, si je suis toujours d'humeur bavarde je vous embêterai avec cette passion là aussi.
J'ai dit qu'on changeait complètement d'ambiance, mais pas tant que ça quand on sait que Borges était passionné par Les Milles et Une Nuit et qu'il écrit qu'elles ont été une grande influence pour ses textes...
Aussi, les rythmes et les musiques d'Amérique Latine trouvent pour la plupart leurs origines dans les musiques Andalouses elles-mêmes sous influence (entre autre) de culture arabo-musulmane.  
Bref... je vous laisse avec un tout petit aperçu ( photo prise avec mon portable) d'un extrait d'une illustration du prochain album chez Sarbacane.
J'ai pris la photo car la lumière de l'été est venue me chercher jusque sur ma feuille, et qu'elle donnait un air complètement fantomatique au bateau-vapeur blanc qui remonte le courant...







3 commentaires:

  1. Que c'est beau !

    Je partage ton intérêt pour les cultures d'Islam et la littérature sud-américaine. C'est vrai que c'est dommage d'avoir des connaissances historiques aussi lacunaires et centrées sur l'Occident : dans le même ordre d'idées, je suis en train de lire "Le rhinocéros d'or", un livre qui parle de l'Afrique médiévale et de ses merveilles.
    "Cultures d'Islam" est une émission que j'adorais. Malgré ses défauts, Abdelwahab Meddeb était un vrai passeur de culture. Je ne sais pas si Abdennour Bidar sera un remplaçant à la hauteur ; je l'espère, en tout cas.

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    1. Merci beaucoup !

      J'avais entendu parler du "Rhinocéros d'Or" encore sur France Culture, dans l'émission d'archéologie "Le Salon Noir" que j'écoute aussi souvent.
      ( Aah il y en a du temps à occuper quand on passe ses journées à son bureau à peindre !... j'imagine que tu es dans le même cas, vu la précision de tes cartes à gratter -hyper belles soit dit en passant!- merci la radio... )
      J'avais oublié ce livre, merci de me le rappeler. Suite à l'émission je m'étais effectivement dit aussi que j'étais bien ignorante concernant ces civilisations africaines...

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    2. Oui, complètement ! Passer ses journées à dessiner tout en écoutant France Culture : ça va, je pense qu'il y a moins enviable. :)

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